Faut-il se réjouir ou faut-il
s’inquiéter ? Voilà bien le dilemme d’un certain nombre de chrétiens
depuis quelques mois. L’arrivée de la gauche au pouvoir en France alors que la
crise traverse toutes les économies occidentales et l’option contestable d’un
gouvernement de mettre une loi sociétale
comme priorité gouvernementale ont mis le feu aux poudres. La droite qui se
divisait dans des querelles de personnes fait front commun autour d’une urgence
de salut public : le devenir de la famille. Des catholiques se réveillent et
retrouvent une espérance en se mobilisant et en occupant le pavé. La patrie est
en danger et les slogans fusent sans toujours appeler la réflexion et le débat.
Au risque de paraître complice d’une décadence annoncée, il me semble utile
d’inviter des croyants authentiques à prendre du recul.
La famille est plébiscitée dans
les enquêtes d’opinion ; y compris par ceux qui n’ont vécu que des
situations douloureuses et des blessures. Mais la famille est devenue lentement
à géométrie variable. Personne ne se réjouit des fractures, divorces et autres
recompositions. Nous savons tous qu’à trop valoriser l’amour, nous fragilisons
l’union conjugale. Lieu de reconnaissances mutuelles, la famille est aussi lieu
de violence. Nous savons bien que parfois une façade de respectabilité cache un
vécu de souffrances. L’évolution des mœurs depuis cinquante ans conduit à
accepter d’accompagner dans la compréhension et l’amour des situations naguère
inacceptables. Je pense même qu’il est de la mission des chrétiens de proposer
des espaces de paroles pour celles et ceux qui sont ainsi affrontés à l’échec
et à l’incompréhension.
L’évidente affirmation de la
norme peut blesser profondément ceux qui avancent sur des chemins de traverse.
L’Evangile nous montre un Christ infiniment respectueux de la différence,
puisqu’il n’est pas venu pour les justes, mais pour les pêcheurs… Certaines
attitudes peuvent faire penser à l’arrogance des pharisiens entourant la femme
adultère de leur certitude (Jean 8). Notre société a légalisé la vente des
pilules contraceptives, l’avortement, le diagnostic prénatal, la procréation
médicalement assistée avec sperme de donneur, l’adoption par des célibataires….Elle
légalise le mariage pour les personnes homosexuelles (après le PACS). Sans
introduire la notion ambivalente de « progrès », il nous faut
reconnaître que cette évolution des mœurs peut interroger nos repères moraux
sans nous conduire à la révolte sociétale. Nous vivons dans un monde ou le
légal n’est pas le moral et tous les croyants doivent en être persuadés. Notre
mission, à tous, est d’aider les consciences à se former.
Plus largement, nous pouvons
repérer des évolutions qui inquiètent. La démocratie est pleine de limites, que
le pouvoir médiatique ne fait qu’accentuer. Nous risquons de douter de tous les
élus (tous pourris !), nous risquons d’entendre les sirènes de ceux qui
prônent un pouvoir fort et un grand nettoyage des « écuries
d’Augias ». Nous banalisons des thèses qui ont une empreinte historique
indélébile : un antisémitisme rampant devant
l’ « envahissement » de certains secteurs par des personnes au
nom à consonance juive, la xénophobie qui a trouvé dans l’islam le danger
récurrent de l’ennemi qui va nous submerger, la diminution des solidarités sous
prétexte que l’état providence favorise la fainéantise, le jugement sur les
fonctionnaires qui gaspillent l’argent gagné par d’autres catégories
professionnelles…etc.
Un regard sur la situation
mondiale peut nous aider à relativiser l’impression d’être dans un pays où tout
est mal géré. Une compréhension des enjeux de la lente construction européenne
peut nous conduire à ne pas toujours faire de Bruxelles le bouc émissaire des
problèmes hexagonaux. Une mise en perspective historique peut favoriser une analyse
de fractures françaises qui étonnent les observateurs étrangers. Dans tous ces
chantiers, la foi chrétienne doit nous libérer de préjugés, de réflexes
identitaires, de peurs irréfléchies et de crispations sociales. La vie en
société (et donc la vie politique) est faite de compromis qui ne sont pas
nécessairement teintés de compromissions. De quelle espérance sommes-nous les
témoins dans ces temps troublés de crise mondiale ?
S’il est essentiel de devenir les
veilleurs d’une écologie humaine, il faut donner à ce terme toute la force que
les derniers papes lui ont donnée en mettant l’homme au cœur de la question
sociale. Comment repérer les structures de péché qui enferment l’homme et font
des ouvriers des variables d’ajustement, dans le grand « Monopoly »
contemporain ? Comment interpeller nos gouvernements pour que les
engagements à l’égard des pays pauvres (en particulier africains) soient
tenus ? Comment développer une conscience de l’impôt comme manière de
travailler à la justice et à la cohésion sociale ? Comment développer le
goût des métiers d’aide à la personne et plus largement les métiers de la
fonction publique au service de la personne humaine ? Comment faire de la
diaconie dans l’Église une réalité en donnant effectivement la parole aux plus
pauvres ? Comment entrer plus profondément dans une économie de partage et
de don (Benoît XVI y invitait dans sa dernière encyclique) ?
Oui, je me réjouis de voir autant
d’énergie déployée par de jeunes chrétiens. Mais, je souhaite que cette énergie
ne se laisse pas récupérer politiquement. Je souhaite également que l’on passe
de la colère et de la dérision au dialogue respectueux avec toutes les
composantes de la
société. Les réseaux sociaux peuvent nous donner l’impression
que la rue devient un peu partout le lieu normal de l’expression. Ne nous
laissons pas prendre au piège connu dans les années 68 du diptyque :
manifestation/répression… Ne nous laissons pas instrumentaliser…Par quelques
gestes symboliques, le pape François nous convoque à l’essentiel.
Jean-Marie
ONFRAY